AGUARDENTE
Un liquide fascinant danse dans une lampe-lave en forme de sablier. Ce sensory fidget toy disposé au bord du bureau de mon premier médecin généraliste m’hypnotise. Je ne me rappelle plus si une marque estampille l’objet, mais je me souviens de formes harmonieuses, happée par son yoyo huileux. J’ai depuis appris qu’il promettait un soulagement du stress, de l’anxiété, de l’autisme et du TDAH, justifiant sa présence ici, et qu’il appartenait à la gamme d’objets peuplant son bureau, envoyée par les géants de l’industrie pharmaceutique mondiale.
Un stylo qui impose sa courbe à la calligraphie du docteur. Une clé USB qui emmagasine ses dossiers secrets. Un crayon sucé, mâché, craquelé par son môme, qui en avale quelques écailles plastifiées. Ces artefacts, envoyés par les labo, parfois sans logo, qui font du bien aux médecins, aux pharmaciens, et à leurs enfants, fidélisent au capitalisme médical. Des petits plaisirs subliminaux auxquels les médecins répondent en (sur)prescrivant les médicaments des plus généreux.
Le souvenir du sablier factice de mon médecin m’est revenu à l’esprit lorsque Francisco Correia m’a parlé de ses nouvelles œuvres. Les goodies médicaux, extraits d’une collection plus large, s’exposent dans des répliques des vitrines d’Entre deux portes. Il a prélevé un stylo, sobre, un autre à embout USB plus guindé, tous les deux associés à des médicaments pour adultes, ainsi que des crayons coiffés de fruits anthropomorphes, destinés aux enfants. Ils sont sertis de socles modernistes et sévères, découvrant leur silhouette mortuaire dans les vitrines latérales ; et affichant une texture pop dans la vitrine centrale. Là s’incarne non seulement une mémoire du capital pharmaceutique, mais aussi le geste même de l’exposition.
Correia prélève, insularise, réifie et représente. Le verre travaille ici comme depuis le Moyen Âge : il protège, confère une aura, nimbant l’objet d’une cellule brillante. Dans la tradition chrétienne, il préserve les reliques de l’usure (des caresses des fidèles!) et accroît leur visibilité, moyennant argent. À la Renaissance, fleurissent les wunderkammer, cabinets de curiosités et théâtres anatomiques. Au XIXᵉ siècle, l’essor des vitrines des magasins, des trains avec leurs fenêtres sur paysage, et des jardins zoologiques qui programment de « mettre à mort le spécimen et le livrer en image » selon Vincent Normand. Tous ces dispositifs ont préparé le terrain du concept moderne d’exposition, organisant une chaîne de médiation et de séduction non réciproque entre le sujet et l’objet.
Mais que la conservation fonctionne comme une capture photographique est une illusion. Le temps, emprisonné dans le verre ou le plexiglas, ne se suspend que partiellement, il s’étire. En présentant l’exposition Pollen au Capc à Bordeaux, Cédric Fauq cite Domínguez Rubio pour qui « le musée n’est pas une collection d’objets, mais une collection de lentes catastrophes naturelles ». Le déclin se révèle brutal dans l'œuvre de Jesse Darling, Untitled (Still life) (2018 - ongoing), où des bouquets suffoquent, étouffés par la forme même qui prétend les préserver. Que protège-t-on alors, sinon du mouvement, des affects et du présent ? La conservation suggère-t-elle qu’une chose en train de vieillir ne peut plus briller ?
L’architecture moderniste s’est édifiée sur l’obsession de l’hygiène, à l’aube d’un siècle hanté par les épidémies. Elle fut, et demeure, psychotique. Dans le film Safe de Todd Haynes, Carole White suffoque, tousse, se couvre d’éruptions cutanées alors qu’aucun diagnostic n’est posé. Son pavillon bourgeois de banlieue se métamorphose en architecture paranoïaque. On lui a vendu un havre, elle découvre un pharmakon, à la fois remède et poison, avant de finir recluse dans une sorte de bunker en forme d'igloo.
Peut-être est-ce là un des secrets du modernisme que the Spanish-American architecture historian Beatriz Colomina observe : si ces architectures nous rendent malades ou qu’à l’inverse, elles savent nous soigner, c’est qu’elles furent d’abord conçues par des gens eux-mêmes malades.
« Architects get to reflect upon the fact that they themselves are part of an expanded spectrum of abilities or even suffering disability and learning from that disability. Alvar Aalto, for example, had been sick at the time of the commission of Paimio and claimed that having to stay in bed for such a long time, changed his understanding of architecture. As we said earlier, Neutra is another example. If you scratch a bit the surface, all of them either had tuberculosis or had very close friends and relatives who suffered from it.»
Les architectes-pilules changent de prescription médicale selon les époques : stériles contre la tuberculose au début du XXe siècle, psychothérapeutiques face aux traumatismes d’après-guerre, performatives pour les digital natives classés TDAH.
C’est particulièrement amère de recevoir des stylos de la part de laboratoires pharmaceutiques, qui ne répondront pas aux lettres de leurs victimes, quand toute parole revendiquant justice est ignorée. Le stylo Invanz ne sauvera personne d’un scandale sanitaire ; seul le corps encaisse. Mais parfois, les mots s’acheminent différemment. Deny. Delay. Defend sont les devises des compagnies d’assurance santé. Ces trois mots sont venus se loger dans le corps du PDG de United Healthcare, Brian Thompson, inscrits sur les douilles que Luigi Mangione lui a envoyées le 4 décembre 2024. L’écriture a rejoint l’arme. Irrationnelle ? Maybe or maybe not.
Là où l’adulte reçoit des stylos à la sobriété rationnelle, l’enfant, lui, se voit adressé l’objet halluciné. Les têtes de crayons en forme de fruits ricanent, fixent, comme si le laboratoire disait : « on te regarde, bébé ». Et bébé n’a pas de bouche pour dire non, car le labo se moque de son consentement et de ses problèmes. « Le sourire de la femme ou de l’enfant indique l’acceptation par la victime de sa propre condition» écrit l’écrivaine canadienne Shulamith Firestone, tout en démontant le mythe de l’enfance, exploité au XXᵉ siècle pour vendre sa psychologie au service du marché.
Et pourtant, au bord de ma mémoire, le liquide fascinant de la lampe-sablier continue de danser.
Lila Torquéo
1 - Théâtre, jardin, bestiaire : une histoire matérialiste de l'exposition, Tristan Garcia et Vincent Normand, Beaux-Arts de Paris, 5 décembre 2017. / 2 - Fernando Domínguez Rubio, Still Life. Ecologies of the Modern Imagination at the Art Museum, 2020. / 3 Beatriz Colomina in“How sick is architecture?” Beatriz Colomina and Nikolaus Hirsch in conversation with Dennis Pohl à propose de l'exposition au CIVA à Bruxelles en 2022. / 4 - Shulamith Firestone, “Pour l'abolition de l'enfance”. Chapitre extrait de The Dialectic of sex: The Case for Feminist Revolution de Shulamith Firestone. Copyright © 1970. Publié dans Politiser l’enfance (éd. Vincent Romagny), Burn-Août, 2023, p. 270. PDF sur https://editionsburnaout.fr/,
Francisco Correia (né à Lisbonne, Portugal) vit et travaille actuellement à Bruxelles. Il est artiste et codirecteur de Double Minutes, une série de conférences expérimentales basée à Bruxelles. Ses récentes expositions personnelles ont eu lieu à Pepper's Ghost & Mennowski (Bruxelles), Super Bien! (Berlin), à la Galeria Nave (Lisbonne) et à Cas-co (Louvain). Il a récemment participé à des expositions collectives au Weltkunstzimmer (Düsseldorf), à la Galeria Zé dos Bois (Lisbonne), aux Brasseurs (Liège), entre autres. Il a été résident à l'IKOB (Eupen) et à Cas-co (Louvain).
EXPOSITION DU 04.09>22.10.25 / DU MARDI AU SAMEDI 10 > 18:00
ENTRE DEUX PORTES - 64 RUE DE NAMUR 1000 BRUXELLES